samedi 15 mars 2008

Yôko Ogawa


"Dans l'univers de Yôko Ogawa le quotidien prend une dimension presque toujours fantastique", écrivais-je il y a à présent deux ou trois ans. C'est à ce moment-là que j'ai découvert par hasard les livres de Yôko Ogawa alors que je fouinais dans les rayons de littérature étrangère. Le coup de foudre fut immédiat pour "Tristes Revanches" soit un ensemble de onze nouvelles. Le lien entre ces onze nouvelles se fait de manière récurrente avec la transposition d'un élément (lieu, personnage, objet...) d'un récit à l'autre. Ce fils conducteur à peine visible permet une mise en abîme des onze histoires dans une structure en boucle où la référence au réfrigérateur cercueil ouvre et ferme le recueil. L'autre coup de foudre fut pour "Amours en marge" soit un roman sur l'écriture du silence qui fait lentement remonter la mémoire enfouie par touches infimes. Ce sont ces deux premiers ouvrages qui m'ont poussée à lire en continu les autres livres de Yôko Ogawa.
Je poursuivais alors ainsi : " Des situations les plus banales, elle arrive à faire émerger les mondes les plus étranges. Des mondes d'autant plus insolites qu'ils naissent de situations et de relations du quotidien, qu'ils touchent des personnages ordinaires. L'art probablement de partir de ce qui est neutre, sans signification particulière, et de le transformer en une aventure merveilleuse et inquiétante à la fois rêve et cauchemar.
Cette auteur semble mieux s'illustrer dans des textes relativement courts comme les nouvelles par une belle maîtrise de l'ellipse. Elle y condense avec originalité l'essentiel des comportements humains en ayant toujours l'air de ne rien écrire de capital. Rien n'est remarquable dans ses fictions. Tout se déroule sur le mode mineur. Ce qui est remarquable, en revanche, c'est cette simplicité de l'écriture qui effleure les pages et constitue chaque récit.
Ses romans (moins nombreux) alourdis parfois par quelques longueurs n'en demeurent pas moins d'une inquiétante étrangeté avec "Le Musée du Silence", d'une étrange et bouleversante profondeur avec "Amours en marge", d'une étrange et poétique relation aux chiffres avec "La Formule préférée du Professeur". Et je rajouterais aujourd'hui, d'une étrange et troublante relation à l'univers de l'enfance avec "La Marche de Mina" que je viens de finir.


Avant de parler ultérieurement de "La Marche de Mina" récemment traduite en français et lue dernièrement, je rapporterai quelques notes anciennes écrites après la lecture de trois nouvelles : "La Piscine", "Les Abeilles", "La Grossesse" dans lesquelles Yôko Ogawa explore tour à tour l'érotisme, l'étrange, le sadisme et la perversion.

Dans "La piscine" la narratrice fascinée et éperdument amoureuse d'un pensionnaire de l'orphelinat géré par ses parents, modèle de perfection et de beauté qui exerce ses talents dans la passion de la natation, est éveillée à la sensualité, à l'érotisme et à la sexualité. Cependant, en apparence exemplaire, la jeune fille se livre à des actes de sadisme récurrents sur la personne de Rie, une jeune et innocente pensionnaire qui est sensée "jouer" avec elle sans rien dire. Par un travail d'écriture sur le fil du rasoir, Yôko Ogawa met bien en relation l'exacerbation mutuelle du désir amoureux et du mal jamais entièrement satisfaits. L'athlète émérite et sans reproche finit par découvrir les penchants sadiques de la narratrice et décide de poursuivre sa vie : sans elle.

Avec "Les Abeilles" la nouvelliste renoue avec le domaine de l'étrange. L'histoire, banale comme souvent, est celle d'une jeune femme altruiste qui installe son jeune cousin provincial et désargenté dans l'ancienne cité universitaire où elle-même a fait ses études. Ce lien renoué avec le passé va lui permettre d'entrer en contact avec le "Maître" infirme qui gère tant bien que mal les chambres de la cité, alors que le jeune cousin volatile reste invisitable chaque fois qu'elle tente de le rencontrer. C'est ainsi, qu'elle croisera quasi quotidiennement le "Maître" et qu'un échange s'instaurera entre la narratrice et le vieil homme. Leur estime réciproque grandira comme la tache non identifiée qui se propage lentement au plafond, qui s'étale énigmatiquement voire dangereusement chaque jour un peu plus jusqu'à ce que la narratrice angoissée, littéralement étranglée et étouffée de peur par cette invasion galopante ne découvre, après la mort de son vieil ami, qu'il s'agit d'un monstrueux essaim d'abeilles dont le miel se répand à vue d'oeil entre le toit et le plafond dans un conduit d'aération.

"La Grossesse", elle, est une perle de sobriété qui conte les relations complexes de deux soeurs dont l'une attend un enfant. Dans son journal, la narratrice va narrer au jour le jour ce qui l'oppose et la lie à sa soeur enceinte. L'une indépendante et débrouillarde, observe et note systématiquement toutes les variations qui subviennent chez l'autre effacée, couvée par un mari discret aux petits soins. Peu à peu, la narratrice va voir sa soeur changer, prendre une consistance et une opacité qu'elle ne paraissait pas avoir auparavant. Cette transformation, les malaises successifs qui l'accompagnent, les fatigues répétitives et handicapantes, l'obsèdent et la dérangent jusqu'au jour où elle décide de devenir active dans cette grossesse en nourrissant sa soeur qui ne pourra finalement plus manger que les pamplemousses préparés jour après jour avec constance par la narratrice. L'une s'incorpore à l'autre et l'autre s'incorpore à l'une. Cette interdépendance les soude comme jamais elles ne le furent auparavant et ce d'autant plus que la vie de la future mère et du foetus semblent dépendre essentiellement de la soeur nourricière, celle qui prépare, qui apporte, qui donne, qui gave, qui paraît redonner la santé mais qui ne fait finalement gagner que du poids, de la dépendance et de la passivité. Les pamplemousses arrivent, sont transformés, sont ingurgités durant des heures, des jours, des mois. L'univers ne tourne plus qu'autour de ces fruits. Mais quels fruits! On ne peut pas mourir d'une indigestion de pamplemousses, au pire on peut se rendre malade mais on en guérit. C'est cependant sans compter sur le "P.W.H", produit antimoisissure fortement cancérigène qui détruit les chromosomes, contenu par ces fruits de ce fait gorgés d'une chair et d'un jus chargés de poison. Sous les airs paisibles de la vie quotidienne, la mort s'installe tranquillement mais sûrement, se répand sournoisement avec un air de ne pas y toucher dans l'organisme, dans le sang de la femme enceinte et du bébé à naître. La narratrice n'évoque jamais clairement son geste d'empoisonnement conscient vis à vis de sa soeur. Elle la nourrit toujours de confiture de pamplemousses "avec fermeté" et se demande parfois sans états d'âme quelle sera "la forme des chromosomes attaqués". Elle s'occupe bien de sa soeur en accédant sans cesse avec obligeance à cette exigence effrénée de chair de pamplemousses. Elle ne fait que contenter, pense-t-elle, un désir irrépressible, une envie folle, un caprice alimentaire de femme enceinte. A la chute du livre, nous comprenons en quelques mots toute l'ampleur du désastre : " J'étais debout, immobile, en train de concentrer mes nerfs sur les pleurs qui m'arrivaient par vagues [...] Je me suis mise à marcher vers la salle des nouveaux-nés, à la rencontre du bébé détruit de ma soeur."

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