mercredi 28 avril 2010

Le hors cri

Autoportrait avec cigarette

Récemment, une amie m'a donné le choix d'une exposition à aller voir ensemble et j'ai opté pour "Edvard Munch ou l'anti-cri " exposé à la Pinacothèque jusqu'au 18 juillet 2010. J'étais ainsi sûre de découvrir, de bout en bout, le travail d'un peintre dont je ne connaissais rien, hormis le célébrissime "Cri", pour moi indissociable de la  couverture  du "Horla" (1ère version, 2ème version) de Maupassant, lu et relu dans la collection folio.

L'impression d'ensemble que je conserve de cette exposition est mitigée. Peut-être parce que c'était une première découverte. Quoi qu'il en soit, Munch reste inclassable et déroutant. Il paraît ouvrir la voie à un expressionnisme violent car son oeuvre dans son ensemble reste toujours tendue vers une expression paroxystique de toute son intériorité tourmentée par le poids d'une éducation rigoriste et d'un vécu douloureux où la maladie et la mort sont intimement mêlées.



Beaucoup de toiles de Munch fonctionnent comme de grandes déferlantes de couleurs, masses compactes, liées entre elles par le trait. Cela vaut autant pour les paysages caractéristiques de la Norvège natale de Munch que pour les sujets qui y sont inclus. Ainsi, je pense à "Paysage à la maison rouge" , à "Danse sur le rivage",  ou encore à "Jeunes filles sur un pont" ... Quant à ses portraits, je n'en retiendrai que quelques uns comme "Autoportrait avec cigarette" (ci-dessus), "La femme en bleu" (ci-dessous) , "Matin" ou "Femme dans la véranda" et j'éliminerai sans vergogne toutes ces toiles de commandes figées, formelles  et superficielles qui clôturent le parcours d'exposition. C'est une vraie déception de sentir leur manque de profondeur.


Mais,  les lithographies  ont  également retenu mon attention. Elles ont attisé mon intérêt en ce qu'elles concernent essentiellement des représentations de la femme toute puissante, la plupart du temps vampirisante. Femme dont la chevelure tentaculaire habille, enserre, capture et emprisonne dans "La jalousie" ou dans "Vampire" (ci-dessous). Femme dont la chevelure se répand et enrobe comme celle des différentes "Madone" (ci-dessus). Femme aux yeux immensément ouverts, témoins de la relation tourmentée de Munch au monde féminin. Vision personnelle s'il en est, car d'autres lectures moins restrictives étaient tout aussi possibles face à ces univers de la tourmente.


L'univers de Munch tourné vers les thèmes récurrents de la maladie et des affres de l'amour avec "L'enfant malade" (ci-dessus), "La jalousie", "Le désespoir", "La séparation" (ci-dessus), "Les solitaires" a su aussi témoigner du plaisir d'aimer avec "Le baiser" (ci-dessus) et des âges de la vie.
Une découverte qui fera sans doute son chemin, et une nouveauté aussi semblerait-il puisque la majorité des oeuvres exposées en ce moment provient de collections particulières et non des musées norvégiens.
Quel que soit le lieu où elles sont conservées, elles ont en commun, pour un grand nombre d'entre elles, d'avoir subi "le traitement de cheval" (sic) que leur réservait Munch : à savoir une exposition à tous les vents,  dont elles devaient ressortir victorieuses donc indemnes.
Un site intéressant sur Edvard Munch qui disait : "Je veux représenter des êtres qui respirent, sentent, aiment et souffrent."

mardi 27 avril 2010

Cristallisation littéraire

Avec "Cristallisation secrète", Yôko Ogawa nous fait entrer dans un univers de l'étrange, celui des disparitions, qui confine au malaise. Ce qui est étrange, ce n'est pas la conservation artistique des infimes et ordinaires témoignages de nos vies par la mère sculpteur de la narratrice, mais l'abolition à la fois progressive et inexorable de ce qui constitue la vie... La mémoire de ce qu'on a vu, entendu, senti, aimé, touché... La mémoire de la mémoire, la mémoire du souvenir.
Peu à peu l'étau se resserre, et les poches de réserves, les poches de souvenirs s'épuisent tragiquement. Objets, espaces, lieux, animaux, personnes et corps  sont gommés méthodiquement, irrémédiablement traqués par "la milice", sans qu'aucun sursaut  puisse  parvenir à les sauver, sans qu'aucun semblant de conscience puisse être maintenu. On oublie : c'est tout, et c'est irréversible.
Ce n'est pas l'oubli bénéfique qui permet de passer d'une tranche de vie à une autre, c'est un oubli involontaire, glaçant et pesant sur lequel chaque fois se referme une chappe de plomb scellée à jamais. Un oubli mortiphère contre lequel lutter n'a de prix que lorsqu'on tente de protéger, donc de sauver, les passeurs de mémoire, ceux dont la constitution psychique résiste naturellement, ceux qui, quoiqu'ils fassent, ne peuvent oublier, ceux qui gardent en eux et autour d'eux, ceux dont la singularité cérébrale les met sans arrêt en danger. C'est ainsi que la narratrice tendra la main à son éditeur, celui qui ne peut oublier, pour l'enfermer dans une poche de silence, dans un lieu du souvenir et de la mémoire, dans un espace matriciel où se mouvoir demande  toute la délicatesse du geste et du coeur. C'est ainsi qu'elle essaie de sauver une part - même infime - du monde qui est en train de disparaître. C'est pour la même raison, qu'elle écrit son ultime livre, celui-là même qui lui permet pour la dernière fois de fixer les mots d'une disparition dans la disparition, celle de la voix d'une jeune secrétaire confrontée elle-même à la disparition des caractères de sa machine à écrire donc de l'écriture. Les mots s'échappent...
Parabole admirable de la pensée tuée dans l'oeuf, qui pose dans une continuité déconcertante et désarmante le problème de la résistance à l'oppression et à l'oubli. Une exploration des extrêmes poussée elle-même jusqu'au paroxisme. Une exploration oppressive qui coupe le souffle et le sens, qui cherche vainement des voies de sorties inexorablement sans issue, qui est étranglée, étouffée, brisée par le malaise incontournable qui s'installe.
Encore un livre d'une rare économie de mots, d'une belle justesse dans l'expression, dont l'écriture maîtrisée, nous propose entre fiction et réalité, une réflexion plus large face à toutes les formes d'oppression qu'elles soient isolées, conjointes, croisées ou juxtaposées.
Une lecture à faire en acceptant de se vider peu à peu, de se perdre un peu - bien que provisoirement - comme les personnages de ce toujours étrange récit qui trace en nous sa voie énigmatique et qui pourrait lui aussi être tenté de disparaître afin de renforcer nos inquiétudes et  nos perplexités.

dimanche 25 avril 2010

Sur les traces de Turner

Rien à voir avec le regard critique du spécialiste passant au scalpel la production picturale d'un artiste en regard de ses maîtres. Ce ne sera jamais que le ressenti du néophyte ravivé cependant par les souvenirs lointains d'une découverte adolescente : une certaine peinture  du XIX ème siècle, celle de Turner.
Le souvenir d'un univers parfois aveuglant où les limites estompées sont repoussées nous faisant entrer dans un monde de l'ici et de l'ailleurs à la fois, un monde décalé où nulle place ne semble assez stable pour poser sûrement le pied ou le regard. Le sentiment d'un léger tangage dans lequel l'oeil nous accompagne en tous sens en se baladant sur la toile dans une grande émotion sensorielle. Et si le monde, c'était cela : cette subtile dissolution des contours?

Bien entendu, les impressions ci-dessus ne concernent pour la plupart qu'une infime partie de l'oeuvre de Turner, celle de ses dernières années. Années de la rupture avec l'avant, celles qui lui permirent de laisser littéralement exploser son talent de coloriste, doublé d'un sens de la composition et de la luminosité novateur en son temps.
Quelques toiles seulement ont marqué mon parcours sélectif de l'exposition du Grand Palais : "Regulus" , 1828-1837, qui finirait par vous rendre aussi aveugle tant l'intensité lumineuse en une trouée magnifique tranche littéralement la toile en deux ; "Venise, vue du porche de la Salute",  1840, dont la confusion du ciel et de l'eau apaise comme la transparence du Grand Canal propice aux multiples reflets effilochés des embarcations vénitiennes ; "Paysage avec une rivière et une baie", 1845, pour ses délicats estampages ; "Soleil levant sur une baie", 1845, aux couleurs presque vives sur l'esquisse d'une ligne d'horizon de part et d'autre de laquelle ciel et sable se renvoient en écho les mêmes tonalités d'ocre pâle. Trois autres toiles ont encore retenu mon attention durablement : "Avalanche dans les Grisons", 1800, étonnamment moderne dans sa conception mouvementée et par sa texture déjà épaisse largement travaillée au couteau ainsi que "Tempête de neige", 1842, superbe envolée tourbillonnante articulée autour d'un centre instable et mouvant, et enfin "Naufrage", 1805, où la toile organisée sur plusieurs axes semble se mouvoir comme les flots furieux.
Et "ses peintres"? Ceux-là même que Turner a admirés, ceux qu'il a aimés, ceux qu'il a imités,  dit-on, ou plutôt détournés, souvent. Où sont-ils? Ils sont tous présents puisque c'est aussi autour d'eux que s'organise l'exposition, autour de cette mise en abyme entre "Turner et ses peintres". D'eux, je ne retiendrai que "La vierge au lapin blanc" si touchante de Titien, 1530, "Le moulin" si majestueux de Rembrandt, 1642,  la "Jetée de Yarmouth"  de Constable, 1827, et un paysage cendré de Gainsborough dont je n'ai noté ni le nom ni la date.

Que vous soyez fin limier et fin connaisseur des arts picturaux ou un simple amateur plus ou moins éclairé, voire pas du tout, qu'importe, car la découverte de la peinture s'adresse à tous ceux qui feront cette démarche très intime et très personnelle de pousser la porte et de se dire : "C'est aujourd'hui que j'y vais", que ce soit ou non la première fois. Et puis Turner, ne se représentera sans doute pas de si tôt sous nos latitudes...

Alors!

mercredi 21 avril 2010

Jeu de cache-cache



  Fin de la lecture du dernier livre de Paul Auster "Invisible", comme un dérapage en fin de parcours, alors que le démarrage assez lent, d'une histoire en apparence insignifiante et presque convenue, ne laissait guère présager qu'il se transformerait rapidement en un maelstrom surprenant dans lequel la fiction de la fiction, l'écriture de l'écriture, la littérature de la littérature créent une vertigineuse mise en abyme.


  On finirait presque par oublier, grâce aux ou à cause des différents angles d'attaque donc de points de vue, qui écrit quoi et pour qui, ou encore quels sont les tenants et les aboutissants de ce ou plutôt de ces récits complexes qui n'ont de cesse d'aller et venir, sans répit, en lieu et en temps.


  Une audacieuse construction littéraire qui, sans crier gare, vous emporte si vous voulez bien vous y prêter...

lundi 5 avril 2010

Un petit tour du côté de... "L'atelier"

Structurée comme « une tête bien faite », l’exposition consacrée à Lucian Freud restera comme un point fort dans les parcours artistiques que l’œil peut capturer.

On sort de « L’atelier » subjugué, sidéré, empoigné, bousculé à coups sûrs avec quelques repères personnels établis à partir de la gamme multiple de nos réactions.
Aussi feutrées soient-elles dans le contexte « mondain » de ces accrochages « populaires » (paradoxe de l’initié et de l’amateur), les réactions émotionnelles submergent le visiteur face à ces toiles compactes sur lesquelles la palette du peintre a œuvré pour le travail bien bordé de ses débuts (quoique cultivant déjà l’insolite) qui évoluera très vite vers des tableaux infiniment plus denses où les textures de plus en plus épaisses s’associent à toutes les nuances colorées de la chair « accidentée ». Passages furtifs des veinules dans les nacrés et les transparences, des cratères et des crevasses au creux de chaque pli, des imperfections et des rugosités de la peau palpables souvent plus que visibles pour chaque sujet. De presque lisse, Lucian Freud est devenu presque matiériste.

Après avoir passé le sas d’entrée où « The Painter’s Room », 1944 - seul vrai clin d’œil surréaliste au divan de grand-père Sigmund – nous émergeons dans Intérieur-Extérieur, soit la première section.
Du centre de la pièce, l’œil fait lentement un tour circulaire pour évaluer l’ensemble, avec quelques ralentissements hésitants d’abord sur « Factory in North London », 1972, puis sur « Wasterground with Houses, Paddington », 1970-1972, en se demandant s’il a affaire à de la photographie ou à de la peinture ou à un agrégat des deux conjuguées, tant est stupéfiante l’acuité visuelle qui permet de donner ce rendu photographique.
Mais, la toile la plus étrange, et peut-être la plus haute, celle qui fait face à la porte, joue sur de nombreux plans bien nets, marqués par les horizontales des sofa, lit, radiateur, appui de fenêtre et les verticales des personnages assis presque impassibles sous le pinceau, des montants de fenêtres et des immeubles au loin. Comme dans un goulot d’étranglement, le regard partant du plan le plus large suit progressivement la ligne de fuite, soulignée par les lames du parquet, traversant les différents plans qui se profilent puis se poursuivent au-delà de la perspective à peine ouverte de la fenêtre. « Large Interior, Nothing Hill », 1998, se distingue non seulement par une extraordinaire profondeur de champ, mais aussi par la singularité du sujet rassemblant dans l’espace clos de l’atelier trois générations d’hommes couverts-découverts dans des fonctions attendues-inattendues.
Cette salle n’est pas sans offrir d’autres particularités comme l’excellent portrait un peu figé d’un père et de son fils « Two Irishmen in W11 », 1984-1985, le corps largement offert de David au pied duquel Eli étendu renverse la tête « David and Eli », 2003-2004, ou encore « Deux lutteurs japonais près d’un évier », 1984-1987, dont le sujet se focalise sur l’écoulement cristallin de l’eau dans un évier au-dessus duquel une petite esquisse de lutteurs tronqués est épinglée, sans parler de la sidérante redondance des chairs de Big Sue, étalées et débordantes, véritable électrochoc pictural que l’on dévore des yeux ou que l’on apprivoise à petits coups d’œil progressifs voire furtifs tant la masse peinte de « Benefits Supervisor Sleeping »,1995, crève la toile dans sa mollesse flasque et agressive. On se plante devant et on regarde cet amas paradoxal droit dans les yeux ou l’on n’ose approcher et l’on s’assoit, on observe de loin, discrètement, presqu’à la dérobée, puis on se lève doucement et l’on poursuit. On pourrait se prendre alors à fuir (mais le pire est à venir…) pour quelques respirations salutaires avec « Buttercups »,1968 joliment prosaïque et « Painter’s Garden », 2005-2006 particulièrement bien servi par une légère plongée trouée de lumière.

Dans la deuxième partie de ce parcours c’est Réflexion qui prend alors le relais et renvoie l’image décalée d’un peintre qui dit refuser la représentation, la  «ressemblance » en s’efforçant à se peindre lui-même comme s’il « était une autre personne » (sic). Jeu sur la semblance et le semblant, sur le faux-semblant, vue de l’esprit, tentative de s’extérioriser en évitant le nombrilisme et la surcharge narcissique, objet d’étude distant, Lucian Freud produit ainsi des autoportraits distanciés avec  «Reflection with Two Children (Self-Portrait) », 1965, impertinents et insolents avec « Reflection (Self-Portrait) », 1981-1982, plus authentiques avec «Reflection », 1981-1982 et « Self-Portrait, Reflection », 2002. Mais ce serait sans compter avec le très emblématique « Painter Working, Reflection », 1993, où le maître régnant sur l’atelier, auquel il est enchaîné et enchaîne ses modèles, se détache armé du couteau et de la palette, véritable figure du « labor » artistique, imposant et dérisoire.

Débouchant sur la troisième salle intitulée Reprises seule une eau-forte « After Constable’s Elm », 2003, bien qu’un peu foncée, attirera vraiment le regard.

C’est enfin Comme la chair qui clôture l’ensemble avec une débauche de « bidoche » effrayante et dérangeante (elle l’était déjà dès la première salle) pour tous les tableaux représentant Big Sue écrasée sur un plancher dans « Evening in the Studio », 1993 ou encore affalée dans un fauteuil dans « Sleeping by the Lion Carpet », 1995-1996. Cette chair au volume démesuré ne peut laisser indifférent et malgré le ressenti immédiat traversé par les termes : réussite, ratage, excès, outrance, surréalisme, surdimensionné, sur-hyperbolique… on se dit que le peintre a saisi quelque chose d’essentiel, la réalité de la chair, toutes les variations infinies du grain qui donnent une qualité bien particulière à ces toiles de l’horreur assumée. Lucian Freud obsessionnel dit que « la peinture, c’est la personne. » Il semblerait avoir réalisé en partie son pari avec Big Sue dont il ne fait pas de la « belle peinture » et pour laquelle il évite la « délicatesse des touches. »
Heureusement, dans le même espace mais à l’exact opposé, la stature imposante de « Leigh under the Skylight », 1994 mise en valeur par la contre-plongée, dans une posture étonnamment féminine, permet de renouer le lien avec une série d’autres œuvres dont la plus extravagante et la plus véritablement vraie dans son invraisemblance reste « Sunny Morning, Eight Legs », 1997, proximité émouvante de la bête et de l’homme, du probable et de l’improbable, près de « Pluto and the Bateman Sisters », 1996 et de « Naked Portrait with Red Chair », 1999.

C’était, sur la pointe des pieds, un petit tour du côté de Lucian Freud qui laisse dans l’expectative comme semble l’être « Girl in Attic Doorway », 1995, regardant le monde de sa lucarne « mi-figue, mi-raisin ».