mardi 27 avril 2010

Cristallisation littéraire

Avec "Cristallisation secrète", Yôko Ogawa nous fait entrer dans un univers de l'étrange, celui des disparitions, qui confine au malaise. Ce qui est étrange, ce n'est pas la conservation artistique des infimes et ordinaires témoignages de nos vies par la mère sculpteur de la narratrice, mais l'abolition à la fois progressive et inexorable de ce qui constitue la vie... La mémoire de ce qu'on a vu, entendu, senti, aimé, touché... La mémoire de la mémoire, la mémoire du souvenir.
Peu à peu l'étau se resserre, et les poches de réserves, les poches de souvenirs s'épuisent tragiquement. Objets, espaces, lieux, animaux, personnes et corps  sont gommés méthodiquement, irrémédiablement traqués par "la milice", sans qu'aucun sursaut  puisse  parvenir à les sauver, sans qu'aucun semblant de conscience puisse être maintenu. On oublie : c'est tout, et c'est irréversible.
Ce n'est pas l'oubli bénéfique qui permet de passer d'une tranche de vie à une autre, c'est un oubli involontaire, glaçant et pesant sur lequel chaque fois se referme une chappe de plomb scellée à jamais. Un oubli mortiphère contre lequel lutter n'a de prix que lorsqu'on tente de protéger, donc de sauver, les passeurs de mémoire, ceux dont la constitution psychique résiste naturellement, ceux qui, quoiqu'ils fassent, ne peuvent oublier, ceux qui gardent en eux et autour d'eux, ceux dont la singularité cérébrale les met sans arrêt en danger. C'est ainsi que la narratrice tendra la main à son éditeur, celui qui ne peut oublier, pour l'enfermer dans une poche de silence, dans un lieu du souvenir et de la mémoire, dans un espace matriciel où se mouvoir demande  toute la délicatesse du geste et du coeur. C'est ainsi qu'elle essaie de sauver une part - même infime - du monde qui est en train de disparaître. C'est pour la même raison, qu'elle écrit son ultime livre, celui-là même qui lui permet pour la dernière fois de fixer les mots d'une disparition dans la disparition, celle de la voix d'une jeune secrétaire confrontée elle-même à la disparition des caractères de sa machine à écrire donc de l'écriture. Les mots s'échappent...
Parabole admirable de la pensée tuée dans l'oeuf, qui pose dans une continuité déconcertante et désarmante le problème de la résistance à l'oppression et à l'oubli. Une exploration des extrêmes poussée elle-même jusqu'au paroxisme. Une exploration oppressive qui coupe le souffle et le sens, qui cherche vainement des voies de sorties inexorablement sans issue, qui est étranglée, étouffée, brisée par le malaise incontournable qui s'installe.
Encore un livre d'une rare économie de mots, d'une belle justesse dans l'expression, dont l'écriture maîtrisée, nous propose entre fiction et réalité, une réflexion plus large face à toutes les formes d'oppression qu'elles soient isolées, conjointes, croisées ou juxtaposées.
Une lecture à faire en acceptant de se vider peu à peu, de se perdre un peu - bien que provisoirement - comme les personnages de ce toujours étrange récit qui trace en nous sa voie énigmatique et qui pourrait lui aussi être tenté de disparaître afin de renforcer nos inquiétudes et  nos perplexités.

2 commentaires:

rosecestlavie a dit…

Légéreté et oppression définissent bien l'univers particulier de Yôko Ogawa.

floresazules a dit…

Encore du YO sur ce site qui semble voué à cette auteure. Malaise et fascination pour ce livre en ce qui me concerne. Comme toujours.