
On sort de « L’atelier » subjugué, sidéré, empoigné, bousculé à coups sûrs avec quelques repères personnels établis à partir de la gamme multiple de nos réactions.
Aussi feutrées soient-elles dans le contexte « mondain » de ces accrochages « populaires » (paradoxe de l’initié et de l’amateur), les réactions émotionnelles submergent le visiteur face à ces toiles compactes sur lesquelles la palette du peintre a œuvré pour le travail bien bordé de ses débuts (quoique cultivant déjà l’insolite) qui évoluera très vite vers des tableaux infiniment plus denses où les textures de plus en plus épaisses s’associent à toutes les nuances colorées de la chair « accidentée ». Passages furtifs des veinules dans les nacrés et les transparences, des cratères et des crevasses au creux de chaque pli, des imperfections et des rugosités de la peau palpables souvent plus que visibles pour chaque sujet. De presque lisse, Lucian Freud est devenu presque matiériste.
Après avoir passé le sas d’entrée où « The Painter’s Room », 1944 - seul vrai clin d’œil surréaliste au divan de grand-père Sigmund – nous émergeons dans Intérieur-Extérieur, soit la première section.
Du centre de la pièce, l’œil fait lentement un tour circulaire pour évaluer l’ensemble, avec quelques ralentissements hésitants d’abord sur « Factory in North London », 1972, puis sur « Wasterground with Houses, Paddington », 1970-1972, en se demandant s’il a affaire à de la photographie ou à de la peinture ou à un agrégat des deux conjuguées, tant est stupéfiante l’acuité visuelle qui permet de donner ce rendu photographique.
Mais, la toile la plus étrange, et peut-être la plus haute, celle qui fait face à la porte, joue sur de nombreux plans bien nets, marqués par les horizontales des sofa, lit, radiateur, appui de fenêtre et les verticales des personnages assis presque impassibles sous le pinceau, des montants de fenêtres et des immeubles au loin. Comme dans un goulot d’étranglement, le regard partant du plan le plus large suit progressivement la ligne de fuite, soulignée par les lames du parquet, traversant les différents plans qui se profilent puis se poursuivent au-delà de la perspective à peine ouverte de la fenêtre. « Large Interior, Nothing Hill », 1998, se distingue non seulement par une extraordinaire profondeur de champ, mais aussi par la singularité du sujet rassemblant dans l’espace clos de l’atelier trois générations d’hommes couverts-découverts dans des fonctions attendues-inattendues.
Cette salle n’est pas sans offrir d’autres particularités comme l’excellent portrait un peu figé d’un père et de son fils « Two Irishmen in W11 », 1984-1985, le corps largement offert de David au pied duquel Eli étendu renverse la tête « David and Eli », 2003-2004, ou encore « Deux lutteurs japonais près d’un évier », 1984-1987, dont le sujet se focalise sur l’écoulement cristallin de l’eau dans un évier au-dessus duquel une petite esquisse de lutteurs tronqués est épinglée, sans parler de la sidérante redondance des chairs de Big Sue, étalées et débordantes, véritable électrochoc pictural que l’on dévore des yeux ou que l’on apprivoise à petits coups d’œil progressifs voire furtifs tant la masse peinte de « Benefits Supervisor Sleeping »,1995, crève la toile dans sa mollesse flasque et agressive. On se plante devant et on regarde cet amas paradoxal droit dans les yeux ou l’on n’ose approcher et l’on s’assoit, on observe de loin, discrètement, presqu’à la dérobée, puis on se lève doucement et l’on poursuit. On pourrait se prendre alors à fuir (mais le pire est à venir…) pour quelques respirations salutaires avec « Buttercups »,1968 joliment prosaïque et « Painter’s Garden », 2005-2006 particulièrement bien servi par une légère plongée trouée de lumière.
Dans la deuxième partie de ce parcours c’est Réflexion qui prend alors le relais et renvoie l’image décalée d’un peintre qui dit refuser la représentation, la «ressemblance » en s’efforçant à se peindre lui-même comme s’il « était une autre personne » (sic). Jeu sur la semblance et le semblant, sur le faux-semblant, vue de l’esprit, tentative de s’extérioriser en évitant le nombrilisme et la surcharge narcissique, objet d’étude distant, Lucian Freud produit ainsi des autoportraits distanciés avec «Reflection with Two Children (Self-Portrait) », 1965, impertinents et insolents avec « Reflection (Self-Portrait) », 1981-1982, plus authentiques avec «Reflection », 1981-1982 et « Self-Portrait, Reflection », 2002. Mais ce serait sans compter avec le très emblématique « Painter Working, Reflection », 1993, où le maître régnant sur l’atelier, auquel il est enchaîné et enchaîne ses modèles, se détache armé du couteau et de la palette, véritable figure du « labor » artistique, imposant et dérisoire.
Débouchant sur la troisième salle intitulée Reprises seule une eau-forte « After Constable’s Elm », 2003, bien qu’un peu foncée, attirera vraiment le regard.
C’est enfin Comme la chair qui clôture l’ensemble avec une débauche de « bidoche » effrayante et dérangeante (elle l’était déjà dès la première salle) pour tous les tableaux représentant Big Sue écrasée sur un plancher dans « Evening in the Studio », 1993 ou encore affalée dans un fauteuil dans « Sleeping by the Lion Carpet », 1995-1996. Cette chair au volume démesuré ne peut laisser indifférent et malgré le ressenti immédiat traversé par les termes : réussite, ratage, excès, outrance, surréalisme, surdimensionné, sur-hyperbolique… on se dit que le peintre a saisi quelque chose d’essentiel, la réalité de la chair, toutes les variations infinies du grain qui donnent une qualité bien particulière à ces toiles de l’horreur assumée. Lucian Freud obsessionnel dit que « la peinture, c’est la personne. » Il semblerait avoir réalisé en partie son pari avec Big Sue dont il ne fait pas de la « belle peinture » et pour laquelle il évite la « délicatesse des touches. »
Heureusement, dans le même espace mais à l’exact opposé, la stature imposante de « Leigh under the Skylight », 1994 mise en valeur par la contre-plongée, dans une posture étonnamment féminine, permet de renouer le lien avec une série d’autres œuvres dont la plus extravagante et la plus véritablement vraie dans son invraisemblance reste « Sunny Morning, Eight Legs », 1997, proximité émouvante de la bête et de l’homme, du probable et de l’improbable, près de « Pluto and the Bateman Sisters », 1996 et de « Naked Portrait with Red Chair », 1999.
C’était, sur la pointe des pieds, un petit tour du côté de Lucian Freud qui laisse dans l’expectative comme semble l’être « Girl in Attic Doorway », 1995, regardant le monde de sa lucarne « mi-figue, mi-raisin ».
2 commentaires:
Le monde de Lucian Freud n'est pas aussi "horrible" qu'on le dit! Il faut se pencher sur toute son oeuvre et sur ses évolutions pour en être sûr!
Exposition suffocante!
Interprétation libre pour ce com.
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