mardi 28 décembre 2010

Relectures

Le salon de lecture en plein air
Les relectures comme des connivences avec des textes qu'on redécouvre parfois d'un oeil neuf ou à peine inchangé. Une mise à l'épreuve, un test de la mémoire et du ressenti parfois salutaires.

Première relecture

Après avoir lu « Les âmes grises » et « La petite fille de Monsieur Linh » de Philippe Claudel - qui resteront pour mémoire des écritures perlées au point lancé, de la belle ouvrage à l’ancienne sachant rebondir au bon moment, au bon endroit et à propos sur la laideur des faits, sur l’injustice des situations de hasard, sur la stupidité des guerres, sur le doute perpétuel et sur des sujets toujours actuels tels que la folie, la confusion, l’amour, la mort - j'ai de nouveau abordé «J’abandonne », livre plus ancien un rien répétitif malgré l’alternance, non des points de vue, mais des récits qui s’enlacent et se délacent. Le sujet touche à la récupération à chaud des « pièces détachées » sur les morts de fraîche date pour prolonger des vivants en sursis et le récit en italique concernant la femme foudroyée par la mort de sa fille unique de dix-sept ans demeure dans la justesse de ton. Quant à la partie concernant le narrateur elle ne cesse de susciter "des étonnements". Quel veuf aussi récent soit-il confierait en effet sa fillette de presque deux ans à une baby-sitter déjantée, suppurante de piercings manqués et camée jusqu’à la garde qui passe sa vie à courir les raves, les bons coups et les bons plans : tous foireux évidemment ? Mais c’est un veuf, à la dérive, bien entendu, comme sa condition l’exige. Un veuf qui ira cependant, et peut-être à cause de cette détresse quotidienne, jusqu’à la révolte pour ne plus être le « psycho-hyène » puant achevant sa proie en bout de course, lorsque vidée par la colère, la douleur et l’incompréhension elle cède enfin, aux dépeceurs de macchabées à l’affût, le cadavre encore chaud d’un proche bien-aimé, en désespoir de cause. C'est la curée. Puisqu’on ne peut plus rien et que personne jamais ne revient du pays des morts, soyons grands et magnanimes : donnons du vivant, des morceaux atomisés qui avant de disparaître tout à fait auront eu l’élégance de prolonger quelques individus en mal de viscères salvatrices. Mais qui s’agit-il de sauver : un salaud de première ou un bon samaritain ? Dans cette loterie point de choix. Seule la conscience d’un certain mais vague humanisme universel ou l’évidence d’un basique instinct de survie ou encore la satisfaction de se donner bonne conscience et de pouvoir une fois au moins rendre un service de poids dans sa vie, prendra la place d’une vraie décision mûrement réfléchie qui poserait ses conditions. Mais de conditions point car au jeu de l’urgence médicale c’est la matière qui prime et non le « pedigree ».
     Voilà la réalité : « Quelqu’un vient de mourir […] en pleine santé, un de ses poumons vous est offert, ou bien son foie, son cœur, ses reins, et à l’autre bout du téléphone, il y aura des rires, des embrassades, des baisers, un grand espoir. C’est cela qu’il veut : dépecer votre fille, […] vider votre fille comme une carcasse de voiture, prendre les pièces en bon état, toutes les pièces en bon état, certaines serviront tout de suite, seront consommées quasiment sur place, d’autres emportées très loin, parfois congelées pour servir plus tard, les chirurgiens ne négligeront rien, ils sont très consciencieux, ils prendront tout, la cornée, la peau, les muscles, les tendons… »
     J'ai reposé ce livre avec les mêmes interrogations et c'est aussi avec la même violence que cette histoire de vie et de mort m'est remontée à la gorge. Une façon sans doute fort peu protocolaire de souligner que le sujet n'en finit pas d'épuiser ses lecteurs et qu'aucune réponse véritablement satisfaisante ne peut être apportée à ces questions.

Deuxième relecture


C'est dans " Le néant quotidien " de Zoé Valdès, que j'ai retrouvé Yocandra, enfermée dans l’île de tous ses désirs et de toutes ses désillusions, errant d’idéaux en vidé-aux pour oublier son mal de vivre sous le soleil tropical, entre : son vélo chinois, son antivol russe, son quatrième étage sans électricité, ses corvées d’eau , ses indigestions de haricots, ses boutiques vides, ses arrivages à la va comme je te pousse, sa contradiction principale inhérente au heurt d’une sensibilité native et d’une idéologie acquise il y a longtemps à son corps défendant lorsque son papa, coupeur de canne émérite, et sa maman, cubaine de choc vu les circonstances, lui ouvraient la voie, ses longues stations nocturnes sur le Malecón au bout de la Rampa en compagnie de La Vermine sa meilleure oreille partie un beau matin avec un gros plein de soupe et qui lui chante au jour des bilans sa désillusion européenne à coups de lettres cochonnes.
     Entre Le Traître schizophrène entré en dissidence littéraire, Le Lynx révolutionnaire du terrain culturel passé chez les gringos et Le Nihiliste seul cinéaste de génie de sa génération, Yocandra essaie de vivre et se met à tracer « ses » mots : « Elle vient d’une île qui avait voulu construire le paradis. » …
     Toujours un goût amer en bouche après cette redécouverte d'une lecture déjà ancienne.

Troisième relecture

     " Léviathan " de Paul Auster m'a encore ouvert ses pages. Un ami perdu et retrouvé entre les lignes sibyllines d’un article de journal que Peter Aaron aurait préféré ne pas lire.
     Un ami mort désormais. Mais l’ami vivant, du mort s’emparant, retrace à coups de plume rapide et incisive le parcours singulier de celui qui voulait racheter le monde agonisant d’un mal indélébile.
     Une fuite en avant sacrificielle à laquelle le narrateur a voulu éviter le regard réducteur de la loi, en écrivant dans l’urgence l’histoire singulière de Ben Sachs se trouvant paradoxalement dans la perte de soi.
     A lire comme une longue course d’obstacles, comme un marathon entrepris entre deux pauses pour essayer de cerner ce qui de l’autre à moment donné « capote » alors qu’on se croyait pourtant si perspicace à détecter ce qui en face restait trouble et susceptible d’engendrer des actes prévisibles. Imprévisibles cependant. Paradoxe encore. C’était à prévoir, et pourtant on n’y croyait pas ! C’est un peu de ces histoires conjointes et disjointes dont il s’agit ici. Attrapez la balle au bond et lancez-vous dans « Léviathan » à sa poursuite.
     Une histoire troublante qui encore pourra sans doute un jour se relire.

Photo : " Le salon de lecture en plein air " de mhaleph

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